textes critiques Gilles-Christian Réthoré L'image à l'épreuve, 2008 Michel Wiedemann conférence à lEstampe d'Aquitaine, 22 septembre 2005 Dominique Dussol Le Festin, printemps 2001 Dominique Dussol Sud Ouest, décembre 1999 Entretien avec Anne Cixous « Lécho des Collines », décembre 1998 Henry François Debailleux Libération, 30 mai 1997 Entretien avec Didier Arnaudet Gironde Magazine, septembre 1996 Valérie de Saint-Do Sud Ouest, juin 1996 Didier Arnaudet Gironde Magazine, été 1993 Didier Arnaudet Le Festin n°11, 1992 Anne DAndriesens Art-Press, octobre 1990 Didier Arnaudet Art-Press, mai 1988 ![]() Luc Detot, L’image à l’épreuve G.Ch. Réthoré, Spirit n°41, juin 2008 à l'occasion de l'exposition à la Vieille église Saint-Vincent, Mérignac, 2008 Le critique et historien d’art Dominique Dussol invite Luc Detot à présenter un panorama sélectif de ses œuvres, sous les voûtes de la vieille église saint Vincent à Mérignac. En une dizaine de périodes (1986-2007), voici Luc Detot en dessinateur à la mine de plomb sur marbre, photographe, graveur, sculpteur, ou peintre plus perplexe que jamais devant les modes de représentation ou figurations du corps, pourtours, galbes et excroissances, figures et viscères, palpitant ou post mortem. Graisses et eaux, fluides fuyants, cuirs et muqueuse, fibres et conduits, membranes et concrétions minérales et organiques, le regard amoureux corrige et oublie consciencieusement ce qui séduit le moins, préférant la flatteuse image du magazine glacé à la représentation pixellisée que propose l’endoscope ou l’échographie. Depuis son enfance, jouée entre le Louvre et autres musées parisiens, Luc Detot a apprivoisé les crânes et les tétons, les grimaçants simiesques et les Vénus sublimes, les rides et les replis voluptueux, les veloutés du pastel gras et les pubescences des papiers nobles, les reflets de vernis et encaustiques; « une œuvre, c’est du savoir et des saveurs » aussi amères ou onctueuses soient-elles.Il y a vingt ans, huilant, paraffinant et imprégnant le papier devenu parcheminé comme vélin ou peau de chevreau, Detot ne donnait souvent que de subtils fragments de corps, emportés en quelques traits de fusain, volés ou entrevus, détails de belle précision, mais impossibles à rapprocher d’un corps commun. En d’autres temps, il peint ou dessine des concrétions – des calculs rénaux, telle la gravelle de Montaigne petits menhirs intérieurs, ou bien il traite de cairns, tertre ou dolmens où se rétractent les corps finis, les sacrifices et les offrandes qui les accompagnent, toutes époques et civilisation confondues. Un moment autre, il figure pudiquement des vases, des récipients, des canopes, des pots funéraires recélant tripes et viscères, organes du défunt, mais que nul ne penserait écarter de la dépouille, embaumée ou non, ou à sacraliser tel un cœur royal ou le sang d’un saint martyr ou d’un valeureux guerrier. Detot parle du corps, du funèbre parfois, jamais du morbide ni de l’abject. Autre période, il restitue par la macro-photographie argentique ses toutes petites figurines de terre, patinées marbrées et veinées de couleurs, brillantes de paraffine et laisse l’illusion, le doute s’incruster… Polypes, nécroses vénéneuses, univers génital, encéphale déployé ? Et quoi de plus vivant que l’ombre portée d’un crâne sur une surface plane ? Le jeu est permis. Il faudra voir aussi la série des 118 petits ex-voto installation modulable mais indissociable de plaquettes engravées de représentations humaines ou hominoïdes stylisées, simulant ou rejouant les arts néolithiques (l’actuelle Papouasie, par exemple), ou des Vénus de Savignano, des effigies des Cyclades, des déesses de Dolni, les archets de Lascaux, des cabochons abstraits, des têtes du Fayoun, ou des idoles haïtiennes ou yoruba, gravées et cirées en laquage noir sur des chutes de planches issue du Grand-Théâtre Louis, de Bordeaux ou des douelles de barriques. Restent les portraits, grands formats, visages privés de regard sur le monde, sur le spectateur qui est alors dépouillé, dépossédé du dialogue qu’il allait familièrement tenir avec l’Autre. Mais non, l’autre retient son « âme » de toutes ses forces et s’abstient de voir le corps du visiteur. Il en grimace à la folie. Et enfin, on imagine le visiteur penché sur les six petites dalles noires, luisantes, visibles dans la crypte de la vieille chapelle, simples rectangles gravés de lignes simples et évidemment géométriques qui évoqueront tantôt une épine dorsale, tantôt un appui-tête ou une coupelle sacrificielle. Installation radicale qui renvoie, en négatif, aux carrés des enfants mort-nés, peints en blanc, dans quelques cimetières en Bretagne. Les vertiges et séductions de Luc Detot, qui intime au(x) corps de se faire connaître, sont un moment de grande peinture, celle où le doute se montre encore plus grand que le talent. haut de page Les gravures de Luc Detot Michel Wiedemann, conférence à lEstampe d'Aquitaine, 22 septembre 2005, Médiathèque Gérard Castagnéra à Talence Luc Detot n'est pas un graveur exclusif, c'est un dessinateur et peintre contemporain qui est passé plusieurs fois à la gravure. Il n'est donc pas un puriste d'une technique donnée, il les mêle volontiers : il fait sur des planches gravées des effets d'encrage qui en font des monotypes, il peint sur des tirages photographiques, il encre comme des planches de taille-douce des feuilles de papier traitées. Il travaille la terre, photographie ses modelages sans en laisser voir l'échelle et expose les tirages photographiques qui en résultent. Luc Detot est tout à l'opposé du buriniste qui ne connaît qu'un outil. On aurait dit autrefois qu'il est un polygraphe. La gravure est pour lui une technique parmi d'autres, ce qu'elle a d'intéressant, c'est le geste de graver, le genre de trait et d'atmosphère que la pointe sèche permet d'obtenir. Les questions de tirage et d'édition ne l'ont pas trop retenu. En conséquence, Luc Detot est l'auteur de quelques uvres réelles et de plusieurs livres qui n'ont pas paru dans la Bibliographie de la France. Citons d'abord ce qui est visible : il s'agit de Melancholia, paru en 1991 chez Eric Dupont éditeur et galeriste à Toulouse. Il s'agit de dessins des années 1987-88 reproduits à l'échelle dans un livret, juxtaposés à des titres évoquant les grands thèmes de la culture occidentale, de l'iconographie classique, de gravures de Dürer : La danse, la promenade, mélancolie, nu féminin vu de dos, la chute de l'homme, Narcisse, le rêve d'Olympias, le sacrifice (où l'on voit une croix), la déposition, la déploration du Christ, saint Sébastien, le martyre des dix mille. Encre noire, traits de plume, lavis, grattages obliques de lignes croisées, superposition de techniques, ébauches de figures claires sur fond sombre, lumières dans beaucoup d'ombre. On est loin de l'étude par la reproduction des maîtres, le trait violemment simplificateur, l'inachèvement rapprocheraient ces travaux de ces dessins à la plume fougueux où les artistes depuis la Renaissance jetaient les premiers feux de leur idée avant qu'elle ne se coule dans les contours étudiés figure après figure, membre après membre. La découverte de la gravure a suivi cette première phase de travail, mais elle n'a pas suscité de nouveaux thèmes, ni donné à l'artiste une autre histoire que la sienne : les gravures prolongent ses recherches sur les thèmes antérieurs. La gravure qui semble un rectangle inscrit dans un autre est en fait un appendice à une série de dessins et de sculptures sur le modèle des autels portatifs médiévaux conservés au musée de Cluny. Table rase au centre, marge couverte de signes sur le pourtour, ces autels ont été réalisés en bois exotique dans des blocs très lourds qui servaient de cale aux navires de Bordeaux. Cirés et teints au pastel noir, ils deviennent lisses, sombres, brillants comme les marbres antiques consacrés au centre des autels médiévaux. Mais un autre type d'images a séduit notre artiste et l'a engagé vers des recherches inspirées de William Henry Fox Talbot auquel il a emprunté pour son ouvrage un titre devenu fameux : The Pencil of Nature. Il s'agissait de graver dans la matière une empreinte directe de la nature. Cette idée a donné une série de tableaux sur des panneaux de bois de grande dimension préalablement enduits d'une préparation à base de plâtre. Avec la même technique que la pointe sèche, Luc Detot y a gravé des animaux, des coquillages et des fleurs. En parallèle, le livre sous coffret reprend la même thématique de l'empreinte fossile. Il s'ouvre par une citation d'Empédocle d'Agrigente: Et sur terre apparut un peuple de vertèbres Disjointes, bras errants, prunelles sans orbites, Tête et cou non unis, ébauches. Poissons, alevins, coraux, étoiles de mer, plantes à longues tiges, lézard, bivalve, crustacé, crevette, restes informes, poisson à tête d'hippocampe, tous sont des fossiles écrasés depuis des millions d'années et reparaissant au jour réduits à un profil obscur sur fond plus clair, comme griffé par le temps. Sur ces petites images aux formats variables, des êtres sans nom laissent leur trace d'ombre d'une densité variable, laissant voir les os et les arêtes qui ont résisté à la dissolution des chairs. Ce monde d'avant l'homme, ces formes si proches de celles que nous connaissons et qui pourtant n'existent plus, ont été la source des plus graves questions sur la création du monde, sur la valeur du récit qu'en fait la Bible, sur l'apparition et la disparition des espèces, sur la place de l'homme parmi les autres êtres. Le décompte minutieux des particularités de chaque spécimen ajoutait une page après l'autre à l'album des créatures. La paléontologie édifiant ses classes rejetait le récit de la création parmi les mythes et beaucoup de croyants ne s'y sont pas encore résignés. A cette époque de la science triomphante, William Henry Fox Talbot, savant anglais, passionné d'égyptologie et de chimie, inventait des procédés qu'il breveta sous le nom de "talbotype or sun pictures" en 1841 pour garder la trace des objets posés sur un papier sensibilisé à la lumière. Broderies, gravures au trait, dessins, feuilles de fougères, posés sur la surface sensible, y ont laissé leur ombre, qu'un traitement répété à l'identique sur une seconde feuille a transformée en image positive. C'était la source de tous les procédés à négatif. Un album formé de ces images issues du contact direct ou de la chambre noire fut publié en 1844 à un petit nombre d'exemplaires sous le titre The Pencil of Nature. Cet ouvrage est devenu comme l'incunable archétypal des livres de photographies. L'auteur insistait dans le texte de présentation : "les planches de cet ouvrage ont été imprimées uniquement par l'action de la lumière, sans aucune intervention du crayon d'un artiste". Là uvrait seul le crayon de la Nature. L'effacement de l'artiste, ce fut le début d'une autre époque où l'image devint la trace de la lumière émanant directement de l'objet, sans intervention de la main. Mais ces gravures où les êtres semblent avoir laissé sur le cuivre comme des images radiographiques, dont la densité dépend de leur opacité, ce sont en fait les traces de la pointe et du pinceau de Luc Detot qui s'efface devant le poids et l'épaisseur des choses. Les travaux de restauration entrepris à Paris, la fréquentation du Louvre ont donné à Luc Detot le sens de l'histoire et de ses palimpsestes. De là naît un projet de livre intitulé : L' Iliade et illustré comme suit : I. La querelle d'Achille et d'Agamemnon. Têtes d'Agamemnon et d'Achille casqués. II. Le songe d'Agamemnon. Homme barbu couché sur fond noir. III. Le pacte entre Ménélas et Paris-Alexandre. Deux guerriers debout, tournés en sens opposé. IV. Le pacte violé. Une flèche de Pandare atteint Ménélas. V. La fin de Pandare. Tête casquée, entourée d'une légende circulaire. VI. Hector et Andromaque. Femme debout, de profil, tendant les bras. VII. Combat singulier d'Hector et d'Ajax. Casque à panache, épée et bouclier. VIII. Contre-attaque achéenne. Stèle brisée portant les noms des guerriers. IX. Conseil nocturne chez les Achéens. Masque funèbre dit d'Agamemnon. X. Nouveau conseil des chefs achéens. Guerrier brandissant son javelot sur un disque fleuri. On a dessiné, on dessine toujours les figures des vases grecs pour en développer les frises et donner à voir les motifs cachés par la forme du vase, comme si le support n'avait aucune part à l'uvre. On l'a fait aussi parce qu'aucune photographie ne peut redresser la courbure de la panse d'un vase. Le vicomte de Roton alias Notor a publié des relevés iconographiques de ce genre qui donnent par leur ton vigoureux une idée contrastée des formes de la peinture grecque. Mais nous ne voyons chez Luc Detot aucune intention documentaire, aucun corpus encyclopédique. Nous entrons dans la légende par une porte étroite. L'épopée grecque n'est évoquée ici que par fragments: aucune vue complète d'une scène, ni duel de héros, ni bataille rangée, ni vue des murs de Troie, ni sur la flotte des nefs achéennes. Dans une vaste page blanche qui fait face au texte homérique se détachent au centre des personnages ou des objets. Les noms des personnages sont écrits en caractères grecs, quelquefois de droite à gauche ou à la verticale. Ils sont cependant en langue française. Le but n'est pas de fournir un texte lisible, mais d'évoquer l'effet graphique des légendes dans la céramique grecque à figures peintes. Les personnages sont dessinés comme sur des vases grecs. Mais ce n'est ni la céramique à figures rouges, ni celle à figures noires: l'opposition de teintes entre fond noir et figure n'existe pas, les personnages sont dessinés au trait, avec des aplats de noir un peu bistre obtenus par morsure à l'acide. Il n'y a pas de soleil, ni d'ombre sur ces personnages de légende. Les casques cachent les visages réduits à des types. Les fragments de décor peint sont répandus sur la page comme des tessons rassemblés dans les reconstitutions archéologiques. L'immense durée qui nous sépare d'eux, et les ruines successives des empires n'ont laissé de ces figures que des fragments épars. Il nous incombe de reconstruire toute l'histoire dont nous avons seulement des bribes à partir de l'éclat concis d'un tesson. Depuis ce travail sur l'Iliade, Luc Detot a gravé en 1992 une série en petit format de têtes coupées, plantées sur un baton, cernées par une légende comme un portrait monétaire, pour représenter des êtres "sans être dans l'identité". Il a gravé aussi de petites planches en demi-teintes explorant le corps partie par partie : un sein, un pli de chair, des fragments réduits à un trait qui deviennent des représentations abstraites. Après sont venues des recherches sur des photos en format 60 x 90 cm de fleurs et de terre retravaillées à la peinture acrylique pour en modifier l'effet et le concentrer sur certaines zones. Luc Detot est passé au grand format avec sa série monumentale de faux portraits dessinés au crayon, de face, les yeux fermés, et rendus flous par une couche de cire. Les figures se détachent sur des fonds rouges ou verts. Il ne s'agit pas d'individus nommés, mais de visages en général, d'hommes et de femmes: les africanistes diraient peut-être des figures d'ancêtres. Le corps est de nouveau l'objet principal des récents travaux de Luc Detot. Mais ce n'est pas le corps comme objet désirable, ni comme siège de sentiments et de passions, comme reflet de l'âme à supposer qu'elle existe; c'est un corps paysage où l'on se perd, où l'on ne se retrouve pas, un lieu étrange à voir à l'extérieur comme à l'intérieur. Inspirées des cires anatomiques du dix-huitième siècle, des corps du Christ et du lépreux peints par Grünewald dans la Crucifixion et la Tentation de saint Antoine du rétable d'Issenheim, des études de cadavres de Géricault pour le Radeau de la Méduse, ces images évoquent la texture des organes internes, tels que les verrait un embaumeur ou un chirurgien. La photo s'interpose pour ôter de la brutalité à ces vues reconstituées par les artifices de l'imagination, avec de modestes moyens. A force d'étrangement, si l'on risque ce néologisme, le corps, méconnaissable à une échelle inconnue, devient un paysage d'un astre aux reliefs tourmentés et aux couleurs intenses. On est transporté ailleurs et l'on rentre en soi-même. 1. DETOT (Luc) : The Pencil of Nature, Sine nomine, sine loco. Suite de 15 eaux-fortes sur vélin d'arches tirée à 25 exemplaires, et d'un titre gravé . 1994. 2. HOMERE : L'Iliade , Textes choisis et illustrés par Luc Detot d'après la traduction de Paul Mazon aux éditions Guillaume Budé . Editions Jeanne Hébert. C'est une adresse imaginaire, comme on en donnait à Amsterdam sous l'ancien régime. En fait ce livre n'est qu'un projet en attente de publication depuis 1994. haut de page Au-delà du miroir Dominique Dussol, Le Festin, printemps 2001 Contrairement au film de George Franju, Les Yeux sans visage, les portraits de Luc Detot offrent des visages sans yeux. Ils parviennent cependant à s'inscrire dans notre mémoire, comme par persistance rétinienne. Flash, éclair, éblouissement... lls nous conduisent, par un simple clignement d'yeux, au-delà du miroir. Depuis 1982, l'image du corps se retrouve, de manière affirmée ou implicite, au centre du travail de Luc Detot. Mais à cette époque, son obsession de l'humain ne lui permet pas encore d'aborder de plein fouet le problème de la représentation. Des corps en morceaux, des fragments de peau sont alors des évocations sensible du corps physique ou mental, de sa trace ou de sa mémoire. C'est grace à son goût du dessin, de la ligne ou du trait, associé très tôt à la photographie - puisque, dès 1985, il travaille sur des images projetées -, qu'il amorce son lent et progressif approvisionnement de l'image. La gravure en est une étape (1). De même, une importante série de plus de 300 dessins tente de revisiter le corps dans l'histoire de l'art. Mais ce sont des expositions, au début des années 1990, comme «A visage découvert», présentée à la Fondation Cartier, ou «Mémoire d'aveugle», proposée par Jacques Derrida au musée du Louvre, qui lui ouvrent les yeux en l'aidant à franchir le pas vers une image décomplexée de sa figuration, proche du réalisme photographique. A bras le corps, Detot décide désormais d'aborder la figure par la figure, en choisissant des modèles dans son entourage pour en faire des portraits. D'abord il photographie leur visage de face et en gros plan, les yeux fermés, grimaçant comme les têtes de caractère réalisées à la fin du XVIIIe siècle par le sculpteur Messerschimt. Il projette ensuite la photographie sur un support enduit de poudre de marbre sur lequel il redessine les traits du modèle au crayon noir, en ménageant des réserves de blanc qui viennent illuminer les visages. Il obtient ainsi un dessin contrasté dont il efface les certitudes avec un chiffon de laine, retravaillant la lumière, comme un photographe retouche ses épreuves ou un peintre corrige ses repentirs. Ces visages extatiques, qui flottent entre deux mondes ne sont pas sans évoquer, à la fois le thème symboliste de la tête coupée (Gustave Moreau, Odilon Redon) et celui des visages hypnotiques, produits en état de transe par des artistes-médiums qui tentaient autrefois de communiquer avec l'au-delà. A ce titre, il serait intéressant de rapprocher les portraits de Luc Detot de certains dessins médianimiques de Fernand Desmoulins (2) où des visages estompés au fusain ou à la sanguine étaient nimbés par une lumière mystique. Mais, ici, c'est le modèle qui se livre - sur commande - à un exercice d'introspection. Il fait le vide en lui-même, se met en apnée, tombe dans un petit coma volontaire. Le corps immobile, le visage raidi, il rétracte énergiquement les paupières pour se réfugier dans un monde intèrieur, sans couleur, ni lumière, au centre de soi-même. Le jeu de renvoi du regardeur-regardé, tel qu'il se pratique traditionnellement dans l'art du portrait, est ici interferé : les yeux clos ne sont plus le miroir de l'âme. Cependant, l'absence de ce regard donne une présence certaine au modèle. C'est comme s'il compensait ce manque par une expréssivité plus outrancière. D'un seul coup, les rides deviennent plus éloquentes et la crispation parvient même à traduire un vécu plus intense, d'un caractère intime et presque familier qui est partagé avec le spectateur. Prématurément et instantanément vieillis, les visages ridés de Luc Detot sont aux antipodes des visages modèles fabriqués par notre société. Cette femme est frippée comme une vieille pomme; cet homme aux sourcils en accent circonflexe semble aspirer tous les plis de son visage dans l'orbite de ses yeux. Leur beauté ordinaire est en fait intérieur, et c'est en cela qu'elle nous touche. La référence aux masques mortuaires vient tout naturellement à l'esprit. Mais à l'impassibilité des traits vides et relachés des masques de cire, correspondent des faciès expressifs, d'une énergie volontaire et bien vivante. Au-delà de ces considérations esthétiques ou morales, il en est une, plus objective, qui nous ramène au centre du travail de Luc Detot. L'artiste introduit le procédé auquel il a recourt - la photographie - dans le visage même de son modèle. Ebloui par l'éclair du flash, le visage se rétracte. Ce rapt d'un instant de vie, inhérent à tout acte photographique, a déjà été souligné par Chistian Boltanski. A propos des Enfants de Berlin, pièce qui rassemble le 32 photographies de petits écoliers berlinois, éblouis et comme médusés par le flasch, Boltanski déclare: «Cette pièce joue sur le caractère foncièrement mortifère de la photographie. J'avais fait mettre les enfats en rang et je les prenais au flash, les uns après les autres... C'étais comme si je les fusillais.» A sa manière, et avec d'autre intentions, Detot fusille ses modèle, mais avec infiniment de prévenance et de délicatesse, pour en garder une mémoire qui échappera à tout stéréotype. Après la nuit aveuglante du flash, il fait resurgir des visages, comme ceux qui apparaissent dans le bain de la chambre noire du photographe. Ni résistants ni indélébiles - car la mine de plomb et la poudre de marbre sont presque volatiles -, ils s'ancrent cependant en profondeur et viscéralement en nous, comme une «mémoire d'aveugle». Ce travail de prise d'empreinte, qui cherche à retenir la véritable et prégnante image du modèle, n'est pas sans évoquer le linge blanc sur lequel s'est gravée l'empreinte des traits du visage du christ, prélevée par sainte Véronique (justement nommée la «vera icon» : la vraie image) et qui deviendra plus tard la patronne des photographes. Comme irrisés dans la phosphorescence de la poudre de marbre, les portraits sensible à la lumière (ou photo-sensisble) de Luc Detot ont cette fragilité et cette résistance, cette fugacité et cette retenue propre aux oeuvres qui dialoguent avec le temps: des portraits du Fayoum aux photos-palimpestes de Roman Opalka, L'artiste parle plus volontiers de ces peintres fascinés par l'icône mais dont le travail ne se réduit pas à une simple soumission face à une image photographique. Parmi eux, Gerhard Richter et surtout, l'Américain Chuck Close dont les portraits géants reproduisent délibérément certaines déformations dues à la prise de vue. Choisissant, lui aussi, ses modèles parmi ses amis, Close déclare «détacher l'image du contexte selon lequel on a l'habitude de regarder le portrait d'une personne». C'est à cette même exigence que nous convie Luc Detot, en nous proposant de percevoir la réalité avec un regard neuf, tout en réactivant un genre que l'on aurait pu croire usé, celui du portrait. Plus récemment Luc Detot a introduit du pigment rouge dans sa poudre de marbre. L'intensité chromatique qui sature toute la surface, loin de distraire le motif, semble le neutraliser, ce qui contribue à créer une distance encore plus troublante entre le sujet et sa représentation. (1) Didier Arnaudet, «Luc Detot, gravures, L'épreuve de la fragilité!), Le Festin, n o11, 1992 (2) Dominique Dussol, «Du spiritisme dans l'art ou l'uvre médiaminique de Fernand Desmoulin», Le Festin, n o16, 1995 (3) Christian Boltanski, Entretiens avec Bernard Marcadé Ceci n'est pas une photographie , Frac-Aquitaine,1985 haut de page Les gravures de Luc Detot Dominique Dussol, Sud Ouest, décembre 1999 Château Bardin, Décembre/Janvier 2000 Inédites à Bordeaux, ces gravures à leau forte constituent une parenthèse dans luvre de Luc Detot. Elles correspondent à un travail à part, à une sorte détape ou de passage intermédiaire, lié à un contexte particulier. Nous sommes en 1993, Luc Detot qui vient dobtenir une bourse détudes de la Villa Medicis hors les murs, se trouve à Madrid pour plusieurs mois. Il y découvre les travaux dun pionnier de la photographie, lAnglais William Henry Fox Talbot, inventeur de la photographie sur papier (la talbotypie), alors que Daguerre obtenait des images sur des plaques métalliques. Mais surtout, animé par un sens artistique plus que scientifique, Tabot réalisa des empreintes directes déléments végétaux sur du papier photosensible, inaugurant par là même les premiers négatifs. Enthousiasmé par ce travail réalisé dés 1839, Luc Detot décida de transposer cette idée à la gravure et de remplacer le papier photosensible par la plaque de cuivre. Il en résulte un travail hors du temps, empreint de mystère où des feuilles fossilisées flottent dans un espace sans repère et semblent resurgir du monde secret des origines. En paléontologue de la pensée et du rêve, Luc Detot donne une place à lindéterminé laissant le charme opérer et le travail venir de lui même. Par une utilisation maîtrisée de lombre et de la lumière, ses eaux fortes peuvent évoquer les « noirs » de Odilon Redon qui déclarait : « Lart suggestif ne peut rien fournir sans recourir uniquement aux jeux mystérieux des ombres et au rythme des lignes mentalement conçues ». Sans doute cette série dune quinzaine de gravures reste à part dans le parcours de Luc Detot. Mais elle sinscrit dans une réflexion constante sur le détournement de la photographie, franchit un pas de plus vers la représentation, tout en sachant mettre la logique du visible au service de linvisible et préfigure ainsi son travail actuel sur le portrait. haut de page Un atelier de lumière pour des visages aveugles Une rencontre avec Luc Detot dans son atelier de la Bastide Entretien avec Anne Cixous, « Lécho des Collines », décembre 1998 En cherchant latelier de Luc Detot, je me suis arrêté juste derrière léglise Sainte Marie, devant deux ateliers en domino : un atelier de mécanique tout noir, et un atelier dartiste tout blanc, celui de Luc Detot. Happée par la lumière, jentrai. La chaux blanche des murs immenses, à peine ombrée par les dessins à la mine de plomb des tableaux suspendus, maveugla. Luc Detot mattendait. « Je suis originaire de Paris, que jai quitté en 1978. Jai fait les Beaux Arts à Bordeaux, puis je suis retourné vivre à Paris, pour travailler au service culturel du Musée du Louvre. A Paris, cest difficile davoir un atelier. On squatte un endroit dans un quartier non réhabilité et on est obligé de déménager tous les six mois. En province aussi on est évacué des centres-villes à cause des prix des loyers et de la surface dont on a besoin. Alors on doit sinstaller à la périphérie. Cest comme cela que jai cherché un emplacement à la Bastide. Jai trouvé un lieu superbe, un atelier de rêve avec une lumiére extraordinaire, donnant sur léglise. Jai récupéré tout le volume disponible des lieux. Jai blanchi les murs à la chaux. Je me plais énormément à la Bastide. Cest un coin qui commence vraiment à bouger ». Je me sentais fascinée par labsence de regards de ces visages suspendus aux tableaux. Je me sentais aveugle comme eux : comment voir ce que je ne sais pas voir ? « Depuis quatre ans je fais des portraits, plus exactement des visages, qui ont les yeux fermés. Ils sont réalisés à la mine de plomb, sur un enduit à base de poudre de marbre sur des supports en bois de grand format. Je travaillais depuis longtemps sur limage du corps, le corps présent ou le corps absent.... Le corps est un sac, une amphore et la peau son contenant Puis jai travaillé sur le crâne. Le crâne est bien le contenant de la personne, le siège de sa pensée. Il est la personne mais sans son identité. » Quy a-t-il derrière ces peaux marquées, ridées, ces yeux fermés, serrés ? Que refusent-ils de voir de la vie qui y a tracé ces empreintes ? Quest-ce que jy vois, moi qui ai des yeux et qui ne vois pas ? « Petit à petit je me suis mis à travailler sur les visages. Je faisais poser les gens ou je les photographiais. Mais les modèles posent trop. Ils me regardent les regarder. En demandant aux gens de fermer les yeux, je cassais leffet de miroir presque inévitable quand on se sent regardé, photographié. Javais été frappé par lexposition « Mémoires daveugle » conçue en 1990 par Jacques Derrida au Musée du Louvre. Y étaient exposées des représentations daveugles. La question était de savoir pourquoi les peintres sintéressent à des gens qui ne voient pas ou refusent de voir. Pour J.Derrida, le refus de voir est un acte volontaire, cest le refus de voir la vérité. Cette expo était inscrite dans ma mémoire, lidée a fait son chemin. Au début, je me suis heurté à limage du masque mortuaire. Alors jai demandé aux modèles de plisser les yeux pour accentuer la volonté de ne pas voir, le refus de voir.» haut de page Henry François Debailleux, Libération, 30 mai 1997 Exposition galerie Henry Bussière, Paris, mai/juin 1997 Le corps, puis le crâne, puis le visage : tel est le profil du parcours de Luc Detot (né à Paris en 1960) depuis une quinzaine dannées. Pour passer de ces crânes, autrement dit des têtes sans visages, de 1992, à cette récente série de visages, autrement dit des têtes avec expressions, il sagissait dune question de traits. Traits pour traits est dailleurs le titre de cette suite de portraits. Chaque tableau (un support en bois recouvert dun enduit composé de poudre de marbre) figure donc une tête-visage-portrait dessiné au crayon et fixé à la cire à partir de photographies de personnes de lentourage de lartiste. Des portraits particuliers puisquils ont tous les yeux fermés. Rien à voir pourtant, avec des masques de cire, ou mortuaires. Ils sont au contraire bien vivants et chacun est même animé dune expression étrange, voire inquiétante, dautant plus marquée quelle a besoin dêtre accentuée pour compenser labsence de regard. Alors pourquoi ces yeux clos ? « Parce que les yeux ouvert créent un effet de miroir » précise Luc Detot qui, avec ce point de vue, évite le principe de larroseur arrosé et du regardeur regardé. «Cest cette approche de limage, terme que je préfère à celui de peinture, que jaimerais développer dans linterrogation perpétuelle de lêtre face à son image » souligne-t-il encore, en questionnant en même temps lhistoire même du sujet, de limagos, avec un clin dil au miroir chez Ovide ou à lombre chez Pline. haut de page Linterrogation perpétuelle de lêtre face à son image Entretien avec Didier Arnaudet, Gironde Magazine, septembre 1996 Luc Detot, pourquoi ce choix de limage du corps comme thème principal qui guide votre démarche depuis 1982? A lintérieur du vide figuré de mes premiers tableaux, le corps est venu petit à petit sinscrire par transparence. Le corps est la réponse que jai voulu insérer dans lespace vide de limage. Les peintres qui guidaient mes recherches à cette époque étaient Malévitch, Ad Reinhardt, Newman et Yves Klein. Dans lexposition du vide dYves Klein, il ny avait rien dautre à voir que le corps de lartiste, rien dautre que la sensation de son propre corps dans lespace dexposition. Présence et absence du corps sont devenues à ce moment-là les thèmes de ma recherche. Pouvezvous revenir sur les différentes étapes de votre approche du corps et expliciter le sens de cette recherche? Immédiatement les types dimages du corps qui se sont imposée ont été de nature indicielle : ombres portées (1981), empreintes de corps sur papier photo (1982). Ces images obtenues par contact mamenèrent à réfléchir sur la photographie et ses procédés. Pour moi, lidée de la photo est déjà présente dans les grottes préhistoriques. En effet, les mains réalisées au pochoir dans certaines cavernes proviennent de la même quête dappréhender la réalité. La photo ne mintéresse pas vraiment pour elle-même, mais comme procédé de moulage de lumière. Cela me paraît complètement nouveau et lié à des procédés plus primitifs. Lensemble de dessins réalisés sur des papiers huilés en 1986, abordait limage du corps fragmenté et donc infiniment recommencé. Un simple trait pouvait figurer un corps et prendre ainsi la valeur emblématique de la limite de lêtre. Le papier huilé donne une transparence, une texture grasse proche de lépiderme. La feuille nest plus une surface, elle se fait volume : linfra-mince dune peau. Le corps est alors un sac, une amphore et la peau son contenant. Tout au long de ces années jai beaucoup interrogé lhistoire de lart. Parfois de manière directement citationnelle. Jai voulu découvrir tous les types de représentation humaine qui ont jalonné notre histoire. Cela a donné lieu à deux importantes suites. Lune est composée de 300 petits dessins au pastel gras sur papier (1987). Lautre se constitue de 118 petits tableaux en bois gravé sur fond noir (1990). Dans la continuité de cette série qui achève son parcours par les effigies du Fayoum, sest imposée lidée du portrait. Le concept même dimage (imagos) en est issu et il ma semblé indispensable de laborder. Pourquoi cet intérêt pour le visage, le portrait ? autour de quelle questions du voir sorganise cet intérêt? Le portrait est une face et cette face a une identité. Cest la question de lidentité qui a été le plus difficile à traiter. Le crâne est bien le contenant de la personne, le siège de sa pensée. Il est la personne sans son identité. Mes crânes réalisés en 1992 sont des portraits sans être des visages. Et donc par une logique toute intuitive, le visage est devenu le thème central de mon travail. Thème que javais jusquici évacué. haut de page Les visages de Luc Detot Valérie de Saint-Do, Sud Ouest, juin 1996 Exposition galerie Zographia, juin/juillet 1996 Luc Detot expose ses travaux récents à la galerie Zographia. Nouvelle étape dun jeune artiste qui accède à une belle maturité. On a pu découvrir son travail à plusieurs reprises à Bordeaux, dans un premier temps au Chantier du chai, avant même quil ait terminé ses études aux beaux-arts de Bordeaux, puis à la galerie Zographia, en 1988, en 1993, et lors dune exposition collective au Musée dAquitaine en 1990. Demblée, Luc Detot a placé la figure au centre de son travail. Avec des silhouettes à peine définies, à peine émergeant dun fond noir, dans un premier temps. Le noir est resté longtemps essentiel dans son travail. En 1993, cétait des crânes quil montrait, au centre de tableaux circulaires, noirs eux aussi. Des crânes, il est passé aux visages, dans la suite logique dune exploration incessante de la forme humaine. Il montre actuellement chez Zographia une série de portraits, reproduction traits pour traits de photographies. Cest désormais sur fond blanc le plus souvent (lartiste utilise de la poudre de marbre) quil reproduit le plus fidèlement possible ces visages aux yeux fermés. La première image qui vient à lesprit est celle du masque mortuaire, devant ces portraits impressionnants par leur taille, ces visages souvent âgés, où le réalisme du trait ne dissimule aucune ride, aucun plissement. Mais cette impression sefface vite devant ces portraits qui ferment les yeux volontairement et auxquels le plissement des paupières confèrent lapparence de vie. « Javais commencé à peindre des visages les yeux ouverts, mais je nétais pas satisfait. Ça me semblait anecdotique : un regard, cest toujours un miroir, et cet effet mennuyait. Jai trouvé ce que je cherchais en demandant à mes modèles de fermer les yeux. Le regard du spectateur est alors mi-face à un visage qui refuse de le refléter ». Le réflexe est alors de se perdre à loisir dans la contemplation de ces reproductions monumentales de visages, qui semblent choisir de soffrir au regard sans livrer le leur. La confrontation de cette représentation fragmentaire et expressive de lautre est intense, à la fois fascinante et inconfortable et prouve chez lartiste une force déjà ressentie dans ses précédents travaux, mais qui atteint ici sa pleine expression. haut de page la vraie nudité de la peinture Didier Arnaudet, Gironde Magazine, été 1993 Exposition galerie Zographia, septembre/octobre 1993 Luc Detot affronte sans détour ni ironie la question de la peinture à travers celle du corps, de ses limites ou de ses restes. Il expose un ensemble de peintures récentes ainsi que quelques étonnantes sculptures à la galerie Zographia. Luc Detot considère encore la peinture comme un champ daffrontements. Même si tout a été peint, laventure reste aujourdhui possible dans les profondeurs de ce tout. Sans tanguer entre lachèvement de la peinture invoqué dans la promesse dune expansion infinie où le dernier tableau est sans cesse reporté à plus tard, et à la fin de la peinture qui simpose comme condition nécessaire pour atteindre le réel entendu comme objet, Luc Detot pose à sa façon la question de la survie de la peinture et de sa capacité à surprendre. Mais il ne sengage pas pour autant dans la voie du prélèvement ironique ou de la citation désabusée ni dans celle de la répétition et de lintégration adroite des gestes et des registres traditionnels. Luc Detot ne se dérobe pas au combat à mener sur le terrain, loin des artifices et des simulacres, pour prendre peu à peu la pleine mesure à la fois de ses difficultés et de ses ressources et pour sy forger une véritable ambition. Chez Luc Detot, ce terrain cest bien sûr celui du tableau, de lacte pictural mais aussi celui du corps, morcelé, fragmenté, confronté à ses limites, à ses restes ou bien murmuré par de simples échos, dénigmatiques objets. Mais linsistance du corps ou de son souvenir, dans son éclatement même, ne peut être séparé dun dépouillement qui donne aux images un pouvoir dabstraction particulièrement incisif, une forme interrogative où la vraie nudité est dabord celle de la peinture. Tout ramène à la même évidence, celle dune mise à nu douloureuse mais indispensable. Cette mise à nu nest plus lattribut de ce qui soffre au désir mais devient plus essentielle, plus substantielle et intimement liée à la vie comme à la mort. La figure ici (ou ce quil en reste), toujours saisie dans la lucidité, est le lieu des inévitables désintégrations. Elle émerge dune obscurité redoutable ou dune lumière brutale, interdit toute vision atténuée et appelle le regard à prendre possession de cette violence, de ce moment de mémoire, de résistance entre disparition et renaissance. Si Luc Detot défie des certitudes, des assurances dans lordre coutumier des représentations, ce nest pas pour revendiquer une quelconque audace mais pour exprimer cette existence incertaine, précaire mais incontournable des choses et des êtres. Cest dans lépreuve de cette fragilité, de cette usure quil puise lénergie susceptible de restituer autre chose que des faux savoir. haut de page Luc Detot. L’épreuve de la fragilité. Didier Arnaudet, Le Festin n°1 / 1992 Voilà quelques années déjà que Luc Detot apprivoise les échos fragiles dune intimité en quête dattaches dans une obscurité conciliante. Il déploie une logique singulière qui dessine les contours dun lieu de justesse ou sinsinue la question de lidentité. Mais cette expérience de soi mêlée à celle dautrui reste toujours assaillie dinterrogation, daltérations, et de ruptures. Elle habite moins la cohérence de luvre quelle ne traverse comme un souffle qui soulève soudain de maigres indices. Luc Detot sattache à faire sourdre de chacune de ses images une mémoire secrète, une raison de se débusquer, de se dévoiler quil contrarie par de curieuses métamorphoses, de saisissantes concisions projetées comme des injonctions abruptes à ne pas sarrêter sur soi, à se préserver ce qui se découvre, à souvrir à dautres horizons. Pour lui, lapproche de ses désirs confus, de ses appels inlassables sont voués à une déperdition, à une sorte de chute où la capture du transitoire, de lallusif larrache aux jeux des miroirs illusoires et loblige à se confronter à linquiétude originelle, à la transparence des soifs inassouvies. Luc Detot simmerge dans le flux profond de lélémentaire à la rencontre de lénigmatique noyau, de la masse ombreuse de la ténacité des corps livrés à la violence, à la déraison du monde. Cette présence obscure, primitive, hantée par limpulsif et le viscéral, résiste à la tentation de béance, de vide. À force de vertiges, dincisions et de digressions, Luc Detot la transforme en feu aussi décisif quune éclosion. Ce feu ne déchire pas mais rassemble, sefforce de relier entre elles des traces opposées, de fondre ensemble des convergences contrariées et mène jusquà lextrême de son exigence le tissu vital dune ultime apparence. Cest sous le signe double de la fascination et du refus que Luc Detot noue un étrange dialogue avec cette vague de vieilles peurs qui monte à lassaut de lhomme et du monde. Sil défie des certitudes, des assurances dans lordre coutumier des représentations, ce nest pas pour revendiquer un quelconque pouvoir mais pour exprimer cette existence incertaine, précaire, des choses et des êtres. Cest dans lépreuve de cette fragilité, de cette usure quil puise les capacités à restituer autre chose que des simulacres et des faux savoir. haut de page Anne D’Andriesens, Art-Press, octobre 1990 Exposition galerie Eric Dupont, septembre/octobre 1990 Luc Detot découpe directement dans des papiers de formes et de dimensions variées, des portions de corps humains à lintérieur desquelles son dessin, dun graphisme souple et subtil atteint la concision du signe. Ces visions fragmentaires qui se répondent lune à lautre, plutôt quune série détudes anatomiques, sont un parcours à linfini sur létendue de la peau et dans les replis de la chair. Parfois les lignes tracées au pastel ou à lhuile semblent être le lieu où se rencontrent deux épidermes, où souvre une blessure, où se fait sensible la limite de lespace quun geste sapproprie. La forme en elle-même nintéresse pas Luc Detot. Il na nul souci de la faire surgir et demeurer telle que leffet dun éclairage peut nous la décrire. En revanche, lhuile dont il imprègne le papier investit ses dessins dune forte présence organique. Chacun est doté dune vie propre, évoque la perméabilité de la peau, cette membrane extrêmement sensible où sopèrent les échanges entre le dedans et le dehors. Le grain de la feuille, exalté dans sa valeur tactile, change de teinte, reçoit les poussières, les traces de doigts, comme autant de marques du temps, cependant que sa transparence donne à la représentation à la fois la fragilité dun reflet et la force dune apparition. Cette exploration des régions inconscientes du corps se double dune investigation de la représentation humaine à travers les âges. La multitude de petites idoles exécutées durant lété 1988, manifeste la quête dun ressourcement aux origines du temps et aux premiers récits de lappréhension par lhomme, de sa propre présence au monde. haut de page Didier Arnaudet, Art-Press, mai 1988 Exposition galerie Zographia, mars 1988 Sur des papiers huilés, Luc Detot dessine à la plume des corps ou des fragments de corps, hantés tout à la fois par les blessures ouvertes de lart corporel et lintelligence et la passion élégante de la peinture de la renaissance. Ainsi, il sintéresse au corps pour en expérimenter les conflits et les refoulements, les contraintes et les limites, sans pourtant jamais transgresser les conventions de sa représentation. Il lutilise donc comme un signe dautant plus évident quil se veut ultime et essentiel. Dans les travaux récents présentés à la galerie Zographia, il confère une certaine matérialité à ses images en recouvrant les dessins, marouflés sur bois, de pastel noir. Mais Luc Detot pense le noir non pas comme une couleur mais comme une matière qui absorbe toute la lumière. Pour lui, la meilleure façon déchapper à lespace perspectif où sinscrit traditionnellement le corps, cest déteindre la lumière à lintérieur du tableau. Le corps est alors happé par lombre mais tout en suggérant fortement sa présence dans lespace sombre du tableau. Cela nest pas si éloigné du « ça-à-été » dont parle Roland Barthes à propos de la photographie. Le corps dont seule la trace fragile égratigne encore lobscurité du tableau a été « absolument, irrécusablement présent » à un moment donné. Luvre de Luc Detot en est à ses débuts mais elle manifeste déjà une telle densité que sa suite ne devrait aucunement laisser indifférent. haut de page |